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Association Culturelle Arménienne de Marne-la-Vallée (France)

Formation de la langue arménienne

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par Jean-Pierre Mahé
Secrétaire de la revue des Etudes arméniennes.
  • Préambule
    Peu de langues actuellement parlées dans le monde peuvent, comme l'arménien, s'enorgueillir d'être connues depuis le Ve siècle de notre ère. Cependant, étudier l'histoire de cette langue, ce n'est pas seulement accéder à quinze siècles de littérature, c'est également s'interroger sur le peuplement de l'Asie Mineure et du Caucase, qui comptent parmi les plus anciens foyers de civilisation. C'est aussi découvrir des données essentielles sur l'origine commune à presque tous les peuples de l'Europe et du sous-continent indien.

  • Comparaison
    Il suffit de comparer les désinences personnelles du verbe "être" en arménien aux désinences latines et grecques correspondantes pour se rendre compte que ces trois langues remontent au même modèle : su-m, ei-mi, e-m "je suis" ; e-s, e-i, e-s "tu es" ; es-t, es-ti, e(< *e-y) "il est" ; su-mus, ei-men, emk (> e-nk) "nous sommes" ; su-nt, eis-in, e-n "ils sont". De telles comparaisons peuvent être faites pour toutes les conjugaisons et déclinaisons de l'ancien arménien, ce qui établit de façon certaine l'origine indo-européenne de la langue.

    D'un autre côté, le système arménien des noms de parenté, très archaïque et plus complexe que celui des langues d'Europe occidentale, reflète sous plus d'un aspect la structure ancienne du clan indo-européen. Par exemple le mot keri "oncle maternel" signifie étymologiquement "celui de sa soeur". II évoque ainsi d'une façon concrète des devoirs de protection qui incombaient à chaque membre masculin du clan indo-européen, non seulement à l'égard de sa soeur, mais surtout à l'égard des enfants de sa soeur, dont il se jugeait responsable autant ou plus que de ses propres enfants. C'est la même réalité qu'on observe dans les chants homériques (Iliade 16, 717) où Apollon apparaît à Hector sous les traits de son oncle maternel pour avoir plus d'autorité et chez Tacite (Germanie 20,5), où on lit que "les fils de la soeur sont aussi chers à leur oncle qu'à leur père". De même encore, au siècle dernier, dans les campagnes arméniennes, pour prémunir les jeunes enfants contre les influences malignes de la lune, on leur montrait cet astre en leur disant kerid ! "ton oncle maternel !"c'est-à-dire qu'on leur désignait la lune comme leur protecteur le plus avéré.

    Durant le second et plus de la moitié du premier millénaire avant notre ère, le massif montagneux d'Arménie, au nord-est de l'Anatolie, était peuplé de tribus autochtones qui conquirent leur indépendance contre les Assyriens et formèrent le puissant Etat d'Ourartou. La langue ourartienne a été déchiffrée à la fin dus iècle dernier par différents savants comme A. H. Sayce et G. Ter-Mekertchian. Bien qu'elle ait emprunté auxlangues indo-européennes voisines, ce n'est pas une langue indo-européenne, mais elle appartient à un type particulier, peut-être comparable au géorgien et aux autres leangues caucasienens du sud. D'autre part, l'arménien a relativement peu hérité de l'ourartien si l'on excepte certain stermes spécialisés comme "ought", le chameau, peut-être "tsov", le lac, "tsar", arbre, "sour"épée, voghdj "vivant" et quelques noms de lieu, dont le très célèbre Ararat, qui n'est autre qu'une variante d'Ourartou. La question se pose donc de savoir quand les Arméniens sont arrivés en Arménie et d'où ils venaient.

  • Quand et où ?
    Si l'on s'en tient aux documents écrits, le nom même d'Arménie (Armina et locatif Arminiyaiy "en Arménie") est attesté pour la première fois en ancien iranien dans l'inscription de Darius 1er, sur le bas-relief de Behistoun. Quant au nom de Ha vk que les Arméniens se donnent à eux-mêmes, son étymologie demeure mal assurée. Certains savants veulent y reconnaître le nom du territoire de Hayasa, à l'est de l'Anatolie, mentionné dans un document hittite du IIe millénaire avant notre ère. D'autres prétendent y voir le nom du pays Hatti, au centre de l'Anatolie. D'autres enfin rattachent Hay au védique payu "berger". Il est prudent de ne pas choisir entre des hypothèses aussi fragiles et de n'en tirer aucun argument sur l'origine de la langue et du peuple arméniens. Plusieurs siècles avant la chute de l'Etat d'Ourartou, qui survint au début du VIe siècle avant notre ère, il est vraisemblable que les ancêtres des Arméniens vinrent s'établir pacifiquement dans la région depuis les confins occidentaux du massif arménien. Les résultats de la grammaire comparée ainsi que les informations fournies par les historiens grecs (Hérodote, Hécatée de Milet, Xénophon, Strabon) laissent entrevoir qu'une nation arménienne avait séjourné précédemment au centre de l'Asie Mineure et, plus anciennement encore, en Thrace. Après la chute de l'Ourartou, l'arménisation du pays ne fut pas obtenue par la force : elle fut le résultat d'une lente fusion acquise pour l'essentiel entre le VIe et le IIe siècle avant notre ère, mais qui se poursuivit dans les périphéries, notamment au nord-est, jusqu'au Ve siècle chrétien.

    Pendant près de treize siècles (du VIe siècle avant au VIIe siècle après notre ère) l'Arménie vécut dans l'orbite du monde iranien. Il en résulta, malgré l'originalité et l'autonomie foncière de la culture arménienne, que l'empreinte iranienne fut très forte en des domaines aussi essentiels que la religion et la représentation des fins dernières. l'organisation politique, familiale et sociale, le folklore, la littérature et la langue. Ainsi, à côté de quelque 500 ou 600 mots directement hérités de l'indo-européen, l'arménien classique compte plus d'un millier d'emprunts à l'ancien iranien, principalement au parthe, dans tous les domaines : droit, administration, armée, commerce et métiers, habillement et nourriture, parties du corps et qualités diverses, vie quotidienne et culte, sans parler des noms de personnes et des multiples procédés de composition ou de dérivation calqués sur l'iranien. Certaines lettres de l'alphabet arménien, notamment tch (cf. tchar "discours") ou encore p, ch, j et kh, apparaissent, à époque ancienne, presque exclusivement dans des mots iraniens. Les influences grecque et syriaque qui se sont exercées au Ve siècle, quand le pays s'est converti au christianisme, sont de très loin moins amples et moins profondes que celle de l'Iran.

    Longtemps, "moins soucieux de bien dire que de bien faire", les Arméniens n'essayèrent pas d'écrire leur langue nationale. Pour diffuser leurs décrets, les rois usaient du grec ou de l'araméen de chancellerie. C'est pour défendre le christianisme contre la mazdéisme intolérant des rois perses sassanides que Machtots (appelé Mesrop par les chroniqueurs plus tardifs) inventa l'alphabet arménien et traduisit la Bible au début du Ve siècle. Principalement fondée sur l'usage de la cour royale de Vagharchapat dans la plaine de l'Ararat, la langue de cette tradition s'imposa comme une sorte de langue commune dans un pays sans doute déjà divisé en plusieurs dialectes.

    Telle est l'origine de l'arménien classique qu'on devait plus tard appeler grabar "langue des livres", par opposition à l'achkharabar "langue du pays" c'est-à-dire, en fait, à la multitude des dialectes parlés, qui s'écartent sensiblement de la langue littéraire à partir du IXe Siècle et commencent à être écrits à leur tour dès le XIIe siècle.

    Riche et expressif, l'arménien de Machtots n'était pas une langue technique, propre à traduire directement les concepts de la science et de la philosophie grecques. C'est aux savants des VIe-VIIe siècles que l'on doit l'invention des termes spécialisés de grammaire, de musique, de rhétorique, de médecine, de physique et de mathématique qui sont demeurés en usage jusqu'à nos jours. S'astreignant à décalquer les mots grecs correspondants, ces traducteurs de "l'école hellénisante" ont créé les procédés de dérivation qui permettent aujourd'hui encore à l'arménien de forger de son propre fonds, sans emprunter au grec, tous les néologismes exigés par le progrès des sciences et des techniques.

    Ainsi, dès le VIIIe siècle, l'arménien s'était constitué comme un outil de communication parfaitement codifié capable de couvrir tous les domaines de l'activité humaine et de se réformer au fur et à mesure qu'en apparaissait le besoin. Soumis, comme toutes les autres langues, à l'érosion phonétique et aux innovations analogiques, l'arménien s'est profondément modifié au cours des siècles, mais sans rien perdre de son génie propre. Beaucoup de termes actuellement en usage pourraient être encore parfaitement compris des anciens Arméniens. Ce sont ces qualités de clarté et de solidité qui permirent à la langue de résister à des conditions historiques souvent tragiques et de rester le principal support de l'identité nationale.

    Jean-Pierre Mahé
    Article paru dans les Nouevelles d'Arménie, numéro 14, Novembre 1994


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