Article du conservateur, Boris Adjemian, Nouvelles d’Arménien Magazine, numéro 207, Mai 2014Depuis 1928, cette institution est devenue l'un des principaux lieux de documentation en diaspora sur l'histoire contemporaine arménienne.
Fondée en 1928 à l'initiative de Boghos Nubar Pacha, longtemps placée sous la responsabilité d'Aram Andonian (de 1928 à 1952), la bibliothèque Nubar de 1'UGAB est devenue au fil des années l'un des principaux lieux de documentation existants, en diaspora, sur l'histoire contemporaine du monde arménien, ottoman et des communautés diasporiques qui en sont issues. Les fonds de la bibliothèque abritent, entre autres, plus de 42 000 ouvrages imprimés, près d'un millier de collections de périodiques et 10 000 tirages photographiques originaux, ainsi que de nombreux manuscrits des XIXe et XXe siècles. La bibliothèque réunit également plusieurs fonds d'archives d'une grande valeur pour l'histoire arménienne contemporaine, comme les archives de la Délégation nationale arménienne, une partie des archives du patriarcat d'Istanbul, et une masse de témoignages patiemment collectés par Aram Andonian lui-même et qui permettent aujourd'hui de documenter l'histoire du génocide de 1915.
Une grande fréquentation
La Bibliothèque Nubar est fréquentée par de nombreux chercheurs, universitaires et étudiants -notamment en master ou en doctorat-, français ou étrangers, mais aussi des particuliers faisant des recherches sur l'histoire de leur famille. Elle est approchée très régulièrement par des documentaristes, des cinéastes ou des journalistes, dès lors que ceux-ci s'intéressent de près à l'histoire de l'Arménie ou de la diaspora arménienne. Ces derniers mois, la bibliothèque a été visitée ou sollicitée par des personnes originaires d'Arménie, de Turquie, du Liban, des États-Unis, d'Égypte, d’Italie, de Grande-Bretagne, du Brésil, d’Argentine, d’Uruguay, d’Australie, etc. Il faut souligner que la bibliothèque Nubar est la seule institution en diaspora mettant largement à disposition du public une collection documentaire aussi riche sur le monde arménien ottoman. C'est la raison d'être de cette bibliothèque, pour laquelle ses fondateurs, dont Boghos Nubar lui-même, ont tenu à ce qu'elle soit créée à Paris : elle a pour mission de rassembler et d'archiver tout ce qui concerne le monde arménien occidental et elle possède, pour la diaspora arménienne, une valeur patrimoniale irremplaçable.
La recherche en histoire
Depuis la fin des années 1980, sous l'impulsion de l'historien Raymond Kévorkian, la vocation de la bibliothèque en tant que lieu de recherche scientifique s'est affirmée, particulièrement dans le domaine de la recherche en histoire contemporaine, accueillant également des historiens médiévistes, des historiens de l'art, des anthropologues, des politologues, des musicologues, etc. La bibliothèque Nubar est partie prenante de projets scientifiques rassemblant des institutions d'Arménie et de diaspora. Elle est habituée à travailler en réseau avec d'autres institutions patrimoniales et culturelles en France, comme le Centre du patrimoine arménien à Valence, le Centre national de la mémoire arménienne à Décines, ou en Europe, comme avec la fondation Gulbenkian à Lisbonne. Ses diverses publications doivent lui permettent de participer au développement de la recherche et de maintenir cette orientation scientifique, en nouant de nouveaux liens au sein de la sphère académique.
Une nouvelle revue
En septembre 2013 a été publié par la bibliothèque Nubar le premier numéro d'une nouvelle revue, Études arméniennes contemporaines, qui porte sur les problématiques du monde arménien actuel, ou celles qui, dans d'autres domaines sociogéographiques, leur font écho. Pluridisciplinaire, elle publie en français et en anglais les contributions de chercheurs venus de tous les horizons des sciences humaines et sociales, en particulier (quoique sans exclusive) ceux qui portent sur les espaces géographiques, historiques, politiques et culturels imbriqués que forment l'Arménie, le Caucase, la Turquie et le Moyen-Orient. Ouverte au comparatisme, elle aborde également des questions plus transversales, par le truchement de dossiers thématiques ou de numéros spéciaux, mais aussi de varia, comme les relations internationales, les nationalismes, les diasporas, les migrations, les enjeux mémoriels et patrimoniaux, les violences de masse, etc.
Cette revue semestrielle prend la suite de la Revue arménienne des questions contemporaines (15 numéros parus de 2004 à 2012). Le choix d'un nouveau nom et d'une maquette rénovée traduit l'ambition d'ancrer plus clairement la revue dans le domaine scientifique. C'est pourquoi la revue Études arméniennes contemporaines s'est dotée d'un véritable comité de rédaction qui se réunit désormais à intervalle régulier afin de définir et de planifier la programmation de la revue, mais aussi d'un comité scientifique international qui réunit des chercheurs français et étrangers, parmi lesquels Vincent Duclert, Vahé Tachjian, Taner Akçam, Yves Ternon, Bernard Heyberger, Uâur Omit Ongôr, Béatrice Giblin, Sévane Garibian, Hamit Bozarslan, Michel Bruneau, etc.
Une évolution éditoriale
Il s'agit d'une revue à comité de lecture, c'est-à-dire que les textes qui sont soumis par des auteurs pour une publication éventuelle sont évalués anonymement par des pairs avant d'être acceptés. Cette procédure de sélection des textes correspond aux pratiques rigoureuses qui deviennent de plus en plus la règle dans les revues académiques.
La décision de publier désormais des textes à la fois en français et en anglais vise à favoriser des collaborations entre des chercheurs de différents pays qui peuvent se retrouver sur des thématiques proches. Le but même de la revue étant de participer à la construction et à la diffusion des savoirs, il a été décidé de franchir le pas du numérique. C'est pourquoi Études arméniennes contemporaines continue à être publiée sur papier, mais le sera également très prochainement en ligne, via la plateforme Revues.org qui réunit déjà plus de 400 revues de sciences humaines et sociales, en majorité francophones, mais aussi étrangères. Cette évolution éditoriale doit permettre à la revue de contribuer à un champ des études arméniennes qui existe bel et bien en Europe, notamment en France, mais qui ne disposait plus depuis plusieurs années déjà d'un périodique scientifique francophone spécifiquement consacré à la période contemporaine.
Ouverte au grand public Il faut souligner que, au-delà des cercles académiques, Études arméniennes contemporaines souhaite aussi continuer de s'adresser à un grand public désireux de s'informer, avec pour ambition d'apporter à ce lectorat des clefs pour comprendre les questions contemporaines qu'elle aborde. Les premiers numéros d'Études arméniennes contemporaines ont déjà mis en avant des recherches originales, comme l'étude livrée par Taline Papazian sur la lecture croisée des multiples actes de naissances des Républiques du Caucase du Sud au XXe siècle, ou encore, dans le deuxième numéro, l'article d'Astrig Atamian sur les volontaires arméniens engagés dans les brigades internationales pendant la guerre d'Espagne, l'étude d'Emmanuel Naquet sur les mobilisation des intellectuels dreyfusards français en faveur de la cause arménienne au début du XXe siècle, ou encore l'article de Laurence De Cock sur la nouvelle place faite au génocide de 1915 dans les programmes d'histoire de l'enseignement secondaire en France. Dans le prochain numéro, nous publierons un dossier thématique sur le rapport à l'État au XXe siècle dans les mondes juif et arménien, incluant notamment des entretiens avec l'historien israélien Shlomo Sand et le spécialiste des diasporas Khachig Tölölyan.
Boris Adjemian, Nouvelles d’Arménien Magazine, numéro 207, Mai 2014
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Ancien article
Créée en 1928 par Boghos Nubar, le fondateur de l'UGAB, la bibliothèque Nubar a
mené une ambitieuse politique d'acquisition d'ouvrages et possède aujourd'hui un patrimoine historique d'une très grande valeur. Entretien avec Raymond Kevorkian, son conservateur (tél. direct : 01 45 24 72 77).
Le fondateur, Boghos Nubar, et le premier conservateur, Aram Andonian, ont été tous deux témoins de la destruction des Arméniens de l'Empire ottoman. Le premier a compris qu'il fallait organiser un lieu de mémoire dans lequel il serait possible de recueillir tout ce qui pouvait être sauvé du patrimoine arménien, tandis que le second, conscient de la valeur de son témoignage sur l'extermination des Arméniens, n'a pensé, quand il séjournait dans les camps de concentration de Syrie, qu'a dénoncer le sort réservé par les Turcs à ses compatriotes. Il a ainsi enregistré de nombreuses descriptions de rescapés, obtenues à chaud sur le terrain, entre 1916 et 1919. En s'installant à Paris, il a conservé précieusement ses documents. Toutes les archives de la Délégation Nationale Arménienne, qui était alors présidée par Boghos Nubar, sont également passées dans nos collections, ainsi que les archives personnelles du patriarche Ormanian. On comprend donc l'importance de notre institution et son caractère spécifique: elle est le centre de conservation d'une partie importante du patrimoine arménien ottoman. Il faut donner à ses documents une universalité et les rendre accessibles à un public plus large, aux milieux universitaires d'abord, dans lesquels les opinions se forgent.
p>Jusqu'en 1992, nous avons surtout remis en état les collections, les reliures, microfilmé nos archives et nos collections de journaux anciens, et développé une politique d'acquisition assez dynamique. Nous avons ensuite décidé de diffuser ces archives. D'abord, en publiant un périodique : la Revue d'Histoire Arménienne Contemporaine. Deux volumes ont déjà été publiés depuis 1995. Le dernier est consacré aux camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie en 1915-1916. Il inaugure une série en cinq volumes qui, sur le même principe - exploitation des sources arméniennes confrontées à des documents diplomatiques américains, allemands et autrichiens, de pays neutres ou alliés de l'Empire ottoman - doivent nous permettre de donner une vue d'ensemble du génocide arménien tout en l'étudiant de manière systématique, c'est-à-dire en analysant le sort réservé aux populations arméniennes de toutes les régions de l'Empire ottoman.
Il y a déjà eu, ces dernières décennies, de nombreux travaux sur le sujet, menés par des gens comme Vahakn Dadrian ou Arthur Beylerian. Mais notre objectif, en exploitant enfin les fonds de la bibliothèque, est de faire une étude de terrain, presque de la géographie humaine. Dans mon esprit, c'est un prolongement naturel du travail que j'ai publié en 1992, "Les Arméniens dans l'Empire ottoman à la veille du Génocide". J'y donne un bilan précis, village par village, de la présence arménienne dans l'Empire avant sa destruction. Il faut maintenant voir ce qu'il est advenu de ces gens en 1915 et 1916. Le volume que nous venons de publier aurait dû être le dernier. Mais compte tenu du fait que la deuxième phase du génocide, celle qui se déroule dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie, est la plus méconnue, il y avait une sorte de priorité absolue à publier celui-ci en premier. Les quatre volumes à venir concerneront, pour chacun d'entre eux, une région spécifique de l'Asie Mineure ou de l'Arménie historique. Ils traiteront aussi bien du sort des colonies arméniennes établies en Thrace, à Andrinople ou Rodosto, qu'à Constantinople ou Izmir, et évidemment des provinces arméniennes. Il reste donc un travail très concret à poursuivre, dont l'obligation incombe à la bibliothèque. C'est même un devoir. On mène aujourd'hui des travaux universitaires sur le génocide des Arméniens, mais ces efforts sont freinés par les autorités turques en place. C'est un négationisme institutionnel qui exploite de manière méthodique le système universitaire occidental en y investissant des sommes considérables. Face à ce rouleau compresseur, nos moyens restent modestes. Je crois cependant qu'il est plus facile et plus économique de faire une analyse historique de faits avérés que d'essayer de prouver le contraire.
J'ajoute que les temps ont changé et qu'on ne peut plus se contenter des seules pratiques militantes pour présenter notre dossier à la face du monde. Les hommes politiques, s'ils sont perspicaces, doivent maintenant utiliser les travaux publiés par les historiens. Mais il faut bien se garder de mélanger les genres: à chacun son métier.
Dans cette perspective - la troisième étape de la mutation de la bibliothèque -,
j'espère pouvoir créer, dans un proche avenir, un laboratoire de recherche scientifiquement rattaché à une université parisienne mais ayant pour siège la bibliothèque Nubar. Ce rattachement nous permettrait en quelque sorte de fournir une prestation complète: à savoir la possibilité d'une inscription en maîtrise ou en doctorat pour des étudiants qui souhaiteraient entreprendre des recherches historiques autour de la question arménienne. Nous leur assurerons un suivi scientifique en mettant à leur disposition les fonds d'archives qui ont été achetés ces dernières années. Dans cette perspective, depuis trois ans déjà, nous avons acquis de nouveaux documents diplomatiques microfilmés, comme les archives autrichiennes de 1870 à 1936 ou les documents du département d'Etat américain pour la période allant de 1914 à 1920.
Propos recueillis par Zarouhi Odabashian
UGAB Magazine, numéro 1, Mars 1999
Aram Andonian a été le premier conservateur de la bibliothèque Nubar. Figurant parmi les 400 intellectuels déportés en avril 1915, c'est l'un des seuls à avoir survécu.