Commentaire première parution
Les Arméniens
Adriano Alpago Novello, Giulio Teni, Agopig Manoukian, Alberto Pensa, Gabriella Uluhogian, B. Lévon Zekiyan. Jaca Book.
Exclusivité Payot-Weber, Milan
1986, 215 Photographies, 245 planches et dessins, 2 cartes.
Dans les précédentes livraisons d'Ani, nous avons dit tout le bien que nous pensions des ouvrages trilingues (anglais, arménien et italien) publiés dans l'excellente série Documenti di Architetturn Armena que dirigent Agopik et Armen Manoukian. Cela, tant pour la beauté des volumes proposés aux lecteurs que la qualité extrême des textes. Le premier titre, signé par A. Alpago Novello et S. Mnatsakanian, paraissait en 1968, consacré au Complexe Monastique d'Haghbat. En parallèle à cette collection de monographies, le spécialiste pouvait également se procurer les livres de la série Ricerche sull 'Architettura Armena. Toutes ces publications, présentées régulièrement lors d'expositions, de congrès, séminaires et conférences, sont le résultat d'un travail de recherches et d'études sur le monde arménien ainsi que la conséquence directe d'une étroite collaboration entre le Centre d'Études et de Documentation de la Culture Arménienne de Milan et l'Académie des Sciences d'Arménie.
Depuis près de vingt ans que sont édités ces ouvrages spécialisés, au fur et à mesure, s'édifie un corpus du paysage des monuments arméniens dont l'importance n'échappe à personne car on y présente une documentation d'un intérêt extraordinaire et concernant le plus souvent un matériel peu connu, voire totalement inconnu. Ainsi, au cours des années, a été amassé un ensemble capital d'informations, de documents et d'analyses. Toutefois, le lien entre tous ces éléments manquait. Certes, une telle remarque ne concerne nullement le spécialiste qui, de par ses connaissances et sa pratique quotidienne et professionnelle, établit, de fait, les corrélations. Par contre, il n'en va pas de même avec le grand public, même le lecteur cultivé. Tout n'est pas évident. Les animateurs de ces deux collections ainsi que les auteurs des différents volumes l'ont parfaitement compris. En dépit de cette constatation, la rédaction d'un ouvrage servant de lien posait des problèmes qui ne pouvaient être immédiatement résolus. Il fallait compter avec le temps, ou plus exactement attendre l'achèvement d'un travail d'approche permettant une parfaite appréhension du domaine sur un plan d'ensemble et des sujets en particulier. Vingt années seront donc nécessaires, vingt années de recherches et de réflexion se concrétisant, aujourd'hui, avec Les Arméniens, une splendide publication que présentent les éditions Jaca Book. Cet ouvrage est l'œuvre conjointe des meilleurs spécialistes actuels: Adriano Alpago Novello, Giulio Teni, Agopik Manoukian, Alberto Pensa, Gabriella Uluhogian et le père Lévon Zekiyan.
Les Arméniens ne se présente nullement comme un livre d'histoire, ni même un de ces insipides ouvrages d'art dont on nous abreuve par trop. De par son contenu, cette publication rappelle les précieuses et somptueuses études sur l'histoire des civilisations que l'on doit à ces rares spécialistes qui, comme René Grousset ou Jacob Burckhardt, sont seuls capables de conférer une dimension philosophique à leurs écrits.
Après avoir situé le cadre d'expansion de la civilisation arménienne, A. Alpago Novello laisse le père L. Zekiyan esquisser, dans ses grandes lignes, l'histoire de ce peuple. De l'étude des lieux et de l'histoire, A. Manoukian en arrivera, tout naturellement, à celle des structures sociales. La société génère des superstructures spirituelles ainsi qu'une culture écrite que le père Zekiyan et G. Uluhogian analyseront. Ensuite, seulement, seront abordés les chapitres consacrés à l'architecture et aux autres arts si spécifiques des Arméniens. Ces derniers chapitres porteront les signatures de A. Alpago Novello, G. Ieni et A. Pensa.
Inscrit dans la continuité des séries Documenti di Architettura Armena et Ricerche sull 'Architettura Armena, Les Arméniens aborde les problèmes posés en les mettant en perspective, c'est-à-dire en refusant de les traiter comme des entités dissociées d'un ensemble. De ce fait, le lecteur saisit la culture arménienne dans ses manifestations spécifiques tout en les percevant dans un contexte relevant aussi bien de la géographie que de l'histoire des civilisations et des peuples alors en contact avec les Arméniens. Ainsi, certaines affirmations, quant à l'architecture de ces derniers, avancées il y a plus d'un demi-siècle par divers spécialistes de Byzance, et que l'on répète encore dans tant de manuels, sont définitivement infirmées. Cette architecture apparaît donc dans ce qu'elle a d'initiatrice mais aussi en tant que facteur de transmission des formes architectoniques, c'est-à-dire de pont entre l'Orient et l'Occident.
Certains chapitres de cet ouvrage abordent des sujets rarement ou jamais traités jusqu'à présent en des publications faites en une autre langue que l'arménien. Ainsi, le travail au repoussé, la décoration sculptée, l'habitat rural, les chapiteaux de bois. Il en va de même quant aux motifs décoratifs des tapis auxquels seuls quelques spécialistes s'intéressent dans des ouvrages destinés à un public particulièrement restreint. Pareillement, il conviendra de s'attarder sur le chapitre "Typologies architecturales" où G. Ieni expose et analyse 172 églises. Les plans reproduits permettent de suivre très aisément l'évolution de la conception de l'architecture religieuse. Cet ensemble rappelle, mais dans un développement autrement plus important, l'étude que publia A. Khatchatrian, en 1949, dans la revue Vostan.
Une bibliographie de dix pages, riche de plusieurs centaines de titres, permet au lecteur qui le souhaite d'approfondir ses connaissances. Elle rendra, également, d'immenses services à l'étudiant en lui simplifiant ses recherches car les références sont distribuées par rapport aux sujets traités dans les divers chapitres.
Avec Les Arméniens nous disposons enfin d'une grande œuvre de vulgarisation et d'initiation à une civilisation trop souvent méconnue. Toutefois, il ne faudrait nullement croire que ses auteurs s'adressent à un public des plus larges. Il n'en est rien. A une iconographie très riche et fort belle vient s'ajouter un texte de haut niveau dont la compréhension exige, malgré tout, des connaissances. Nous ne pouvons qu'apprécier cela. En effet, les ouvrages de vulgarisation ne manquent pas, mais leurs auteurs en simplifient tellement les textes qu'ils deviennent inutiles et inintéressants.
Gérard Bédrossian, Cahiers arméniens ANI, N° 3 (1987)