On connaissait le « Voyage en Arménie » de Iossip Mandelstam, écrit dans les années 30, peu avant que le poète ne prenne un aller simple vers la Kolyma. A part cet hymne d'un Juif russe que l'on lit et relit encore, le régime soviétique a produit peu ou pas d'œuvres littéraires de valeur sur l'Arménie ou sur le peuple arménien. Pourtant il existait un autre texte, dont le destin a fait une œuvre mythique : « La Paix soit avec vous » de Vassili Grossman, un autre Juif, comme par hasard.
Soljenitsyne
L'histoire réelle du livre débute en novembre 1961. Jusqu'en 1950, Grossman est un artisan littéraire dans la plus pure lignée du réalisme socialiste, très bien noté au Kremlin. « Le peuple est immortel » ou « Pour une juste cause », aux titres si évocateurs qu'on peut les lire sans les avoir ouverts, sont les livres de chevet de Souslov, grand maître de l'idéologie soviétique.
Hélas, Grossman veut faire œuvre d'écrivain. A peine le cadavre de Staline refroidi, voici qu'il passe dix années entières à rédiger ce qui sera le grand opus de sa carrière, « Vie et Destin ». 750 pages d'une épopée tolstoïenne, de la fin de la guerre à la fin du stalinisme. Parmi les premiers à découvrir les camps, à Treblinka, comme correspondant de guerre, il est sans doute le premier aussi à faire le parallèle entre l'horreur nouvelle et celle ancienne qu'il connaissait : le massacre des Arméniens.
Pendant 750 pages, « Vie et Destin » portera en filigrane le parallélisme de destin de ces deux peuples. Soumis à la censure, « Vie et Destin » connaîtra le verdict en février 1961 : le KGB confisque toutes les copies de l'œuvre. Sauf une. Le précurseur de Soljenitsyne entre dans l'oubli.
C'est la pauvreté, qui conduira Grossman à accepter un travail de « rewriting » d'un roman arménien : « Les enfants de la grande maison » de Hratchia Kotchar, plus connu pour son roman Garod, mis en film par Frounzé Dovlatian. Il arrive à Erevan en novembre 1961.
En décembre, il commence à mettre en forme ses notes sur l'Arménie sous le titre « La paix soit avec vous », traduction de « Parev Tzez ».
Promotion à outrance
Plus qu'un récit, le texte est la recherche d'une arménité insaisissable parce que quotidienne « J'ai vu, écrit-il dès le début, le fondement, la racine d'un peuple millénaire de laboureurs, vignerons, bergers ; j'ai vu des maçons ; j'ai vu des assassins, des zazous, des sportifs, des magouilleurs et des roublards, j'ai vu de grands dadais paumés, et j'ai vu des colonels et des pêcheurs du Sevan... ». L'Arménie d'aujourd'hui, en somme. « ... En chacune des personnes, si spéciales et différentes, il y a une nuance, une couleur, qui participe du caractère national ». Ce sentiment national est si omniprésent dans ces années soixante, qu'il envahit tous les compartiments de la raison.
Grossman en tire les conséquences, pour nous si familières : « La poésie, l'architecture, la science, l'histoire, cessaient d'avoir une signification en elles-mêmes... Elles n'avaient de sens que dans la mesure où elles permettaient de mettre en évidence la supériorité du caractère national arménien ... » Et de conclure sur cette hypertrophie «J’ai compris que dans cette promotion à outrance du caractère national arménien, les coupables étaient ceux qui, de longs siècles durant, avaient bafoué la dignité arménienne. Les coupables étaient les assassins turcs qui avaient fait couler le sang arménien innocent » Plusieurs fois, le mot de « génocide » reviendra dans le texte. Quatre ans avant la manifestation du cinquantenaire à Erevan...
Ignoré par l'intelligentsia
Après cette introduction, Grossman tire les portraits de visages croisés à Erevan, Dilidjan ou Cahkadzor, si proches pour les avoir jadis rencontrés dans son village natal de Berditchev en Ukraine, ou à la sortie de Treblinka.
Pourtant, dans le monde littéraire arménien, aucune manifestation particulière de sympathie. Rien. L:intelligentsia arménienne le boude. Pire, l'ignore.
La seule consolation à sa solitude forcée viendra à la fin, dans un village perché sur le flanc sud de l'Aragats, au cours d'une noce villageoise. Dans le hangar où les « guénats » se succèdent, le charpentier du kolkhoze prend la parole. « Il disait, raconte l'auteur, qu'il avait lu mes articles de guerre où je décrivais les Arméniens et avait pensé : voilà un homme, dont le peuple a subi de cruelles souffrances et qui écrit encore sur les Arméniens ! Il avait envie qu'un fils du peuple martyr arménien écrive sur les juifs. En cet honneur, il allait même boire un verre de vodka. Tout le monde se leva, hommes et femmes... »
Lorsque la noce se termine, Grossman clôt le récit par «Barev Dzes - La paix soit avec vous, Arméniens et non-Arméniens ». Fin.
Traduction
Une fois son texte achevé, Grossman envoie son manuscrit au journal Novy Mir. Le texte ne verra jamais le jour de son vivant.
Il ressurgira en 1965, dans la revue Literaturnaia Armenia, amputé de plus de la moitié. Il attendra 1988 pour être édité en version intégrale et un an encore pour être traduit en français par la maison L'Âge d'Homme.
La réédition vient de paraître et complète l'œuvre d'un auteur que beaucoup considèrent aujourd'hui comme l'un des plus grands écrivains de l'ère soviétique, avec Soljenitsyne, Pasternak et Mandelstam.
A l'heure qu'il est, nous ne savons pas si « Barev Dzes » -La paix soit avec vous- est traduit en arménien.
René Dzagoyan, Les Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 138, Février 2008