PREFACE« Ce petit poème méconnu » : tel est le jugement par lequel Max Jacob situe le texte de la rare plaquette écrite en avril 1916, au lendemain des massacres d'Arménie et dédié à Paul Deschanel, autre ardent défenseur de la cause arménienne. On perçoit le regret qui pointe sous cette phrase, à propos d'un poème resté, dans son ensemble, inconnu du grand public. On peut y voir également le signe d'un lien profond établi entre LES ALLIÉS et l'abondante production de l'auteur de LE CORNET À DÉS. Ici et là, une même écriture qui lie le grave au burlesque, le ton tragique à l'ironie.
S'il y a un site dans lequel s'inscrit ce texte, c'est bien évidemment la « grande passion » de l'Arménie, événement irréductible à tout langage et contre quoi fonce Max Jacob avec sa vision mystique et religieuse. Poésie donc de l'événement, LES ALLIÉS est un chant de la mort, une espèce de « martyrologie » écrite par un poète victime lui-même, un quart de siècle plus tard, du même sort et en quoi il se reconnaît : « Je mourrai martyr ». Miroir projeté dans le passé d'un futur imminent, l'œuvre évite la circonstance qui l'érige pour dire le déchirement et la grande générosité qui l'anime. Un attachant et sincère témoignage sur l'Arménie.
On ne connaît que peu de choses sur les circonstances précises de la genèse du poème. Selon Ch. Chahnour (Armen Lubin) qui a vu le poète, la première fois à Paris en 1934, Max Jacob aurait utilisé un matériel uniquement oral, fourni par les réfugiés arméniens qu'il rencontrait fréquemment dans un restaurant de quartier. Quelques allusions à des personnages historiques et mythologiques permettent de supposer que le poète s'est servi aussi de sources écrites. On ne lui reprochera pas en tout cas des déformations, des modifications ou des erreurs d'appréciation dues à un traitement très libre et, dirais-je, « jacobien » du matériel. Car le lieu d'un tel écrit n'est pas l'exactitude de l'Histoire, mais la passion de la poésie.
KRIKOR BELEDIA