"Dans le firmament étoilé où scintillent par milliers les noms des résistants assassinés par les nazis pendant l'Occupation, ceux des vingt-trois de l'Affiche rouge brillent d'un éclat particulier". Le ton est donné : l' "Affiche rouge" de Benoît Rayski, écrivain et journaliste, n'est pas œuvre de circonstance. Car l'aura qui entoure les combattants du groupe Manouchian, 60 ans après leur exécution sur le mont Valérien, le 21 février 1944, ne peut se comprendre pleinement si on la réduit aux effets pervers de la propagande nazie. Même l'immense retentissement du poème d'Aragon ne suffit pas à rendre raison de ce rayonnement. Seule une intuition formidable peut nous mettre sur la voie : "d'eux nous avons reçu quelque chose".
Mais de quel héritage peut-il bien s'agir quand tous ces héros sont morts trop jeunes pour laisser un testament politique ? Marcher sur leurs traces ne peut donc avoir d'autre signification que de tenter de les faire revivre, avec passion et rectitude, tels qu'ils étaient : citoyens du monde et... "Français comme plus personne ne l'est aujourd'hui". Pour exhumer un peu de la chaleur et de la générosité de ce monde auquel ils appartenaient et de ce monde dont ils rêvaient, tous deux engloutis, il faut lire les rares lettres qu'ils laissèrent comme une injonction de vivre à ceux qui restaient. Il faut encore se rendre sur leurs tombes car le respect des morts n'a rien à voir avec le culte morbide de la mort. Cimetière parisien d'Ivry, 39e division, avenue de l'Est. C'est là que se trouvent la plupart des tombes des hommes de l'Affiche rouge. C'est là aussi que figure la plaque commémorative d'Olga Bancic, l'unique femme de l'Affiche, jugée comme ses camarades à l'Hôtel Continental, mais à qui - parce que femme - fut refusée la dernière grâce de mourir avec eux : elle fut décapitée à Stuttgart le 10 mai 1944. Là enfin se dresse le monument à la mémoire des vingt-deux fusillés FTP-MOI. Le doux chaos de leurs tombes rappelle la "sarabande chagallienne", la carte céleste de ces réseaux clandestins que les Brigades spéciales de la Préfecture de police s'efforçaient de démanteler. Des tombes emmêlées : ici des petites croix, là des stèles avec l'étoile juive, là encore d'autres stèles de la même forme mais aucun signe qui aurait permis de distinguer l'origine ou la confession de ceux dont elles portaient les noms. C'était le cas pour Missak Manouchian (et pour sa veuve Mélinée, venue le rejoindre cinquante ans après), le chef du groupe, dont on imagine bien qu'il était loin, très loin, du catholicisme arménien dans lequel l'avaient élevé ses parents. Et puis, soixante ans après, toujours ces mêmes fautes d'orthographe que personne ne prit la peine de corriger. "Noms écorchés, abîmés, estropiés" comme leurs visages sur l'Affiche. C'est à hurler. Pourtant l'auteur, fils d'Adam Rayski, chef politique de la section juive de la MOI, préfère voir dans ces "autes providentielles" la marque même de l'identité des morts. En maintenant elles suggèrent la polyphonie de tous ces accents espagnol, français, italien, arménien, sans oublier les variantes polonaise, hongroise, roumaine du yiddish, cette polyphonie-là ayant disparu à tout jamais.
Dans ce récit poignant sur la filiation possible et impossible, Benoît Rayski rend hommage au courage, mais aussi à la souffrance et au désespoir de tous ceux dont nous avons reçu ce sans quoi il n'est pas de fierté nationale.
Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 95, Mars 2004