Farid Boudjellal est connu des amateurs de bandes dessinées depuis la création du personnage d'Abdulah, en 1978. Ses origines algériennes ainsi que son intérêt pour la diversité des peuples l'ont conduit à réaliser la série Juif-Arabe, le Beurgeois ainsi que Jambon-Beur où il évoque le métissage des couples modernes. Dans le même sillage il a écrit Petit Polio, un récit autobiographique où il prête ses traits au petit Mahmoud, fils ainé d'une famille d'émigrés. Dans le tome 3 de cette série (sorti en avril 2002), Farid Boudjellal nous fait découvrir un personnage des plus inattendus : Marie, une adorable mémé d'Arménie derrière laquelle se cache la véritable grand-mère de l'auteur...
Marie a le prénom de la Vierge et elle vient d'Arménie. Marie n'est pas musulmane et elle "prie pas pareil". Marie a surtout un cœur d'or et une grande blessure qu'elle dissimule au fond de sa mémoire depuis sa jeunesse, vers 1915... A la mort de son époux, en 1960, son fils Abdel Slimani la fait venir en France car en Algérie il ne lui reste plus personne. Abdel n'a qu'un modeste logement où se pressent déjà sa femme et ses cinq enfants mais chez les Slimani, l'hospitalité et le respect sont de règle malgré les différences de religion. Dès son arrivée, cette douce grand-mère n'a de cesse d'intriguer le petit Mahmoud : il ne comprend pas trop pourquoi sa "djidda" ("grand-mère" en arabe) porte une croix autour du cou et s'empresse d'aller le demander à sa maîtresse. Avec l'innocence et la justesse des enfants Mahmoud commence à questionner sa mémé d'Arménie dont il ne connaît rien. Peu à peu, elle lui enseigne d'autres croyances et lui fait deviner un autre langage. Pour lui faire plaisir Mahmoud veut apprendre l'arménien et il essaye même de faire la prière sous le regard moqueur de ses sœurs ("Au Nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, Ahmed"). La venue de cette dame ronde comme une pomme a semé le désordre au niveau des traditions : la famille Slimani se met à fêter Noël tout en continuant de pratiquer le Ramadan ! Malgré l'ambiance bon enfant qui règne à la maison, Mahmoud a pourtant remarqué que sa djidda d'Arménie a toujours les yeux recouverts d'une immense tristesse. "Un jour" lui a-t-elle dit "j'ai perdu toute ma famille...". A travers des mots simples et douloureux le petit Mahmoud va découvrir le mystère de sa grand-mère et la tragédie du peuple arménien.
Grâce à sa plume douce-amère, Farid Boudjellal souligne l'incompréhension des enfants face aux querelles religieuses. Il met aussi en avant l'un des paradoxes existant entre la première et la deuxième génération des Arméniens du post-génocide : la première veut oublier ce qu'elle a vécu et la seconde ne demande qu'à savoir. Avec un dessin simple mais marquant, cet auteur à l'humour tendre fait passer le lecteur du rire aux larmes tout en lui donnant une belle leçon de tolérance. Chrétien ou musulman, victime ou rescapé, avec Boudjellal il y a de quoi se mélanger les racines !
Farid Boudjellal parle de sa mémé
France-Arménie : Votre album est dédié à Marie Bedros Caramanian. Serait-elle la véritable mémé d'Arménie ?
Farid Boudjellal : En effet. M.B.Caramanian était ma grand-mère paternelle. C'est naturellement elle qui m'a inspiré cet album car elle fut hélas, la seule représentante de ma souche arménienne. Je l'ai très bien connue. Mieux que ma famille algérienne qui vit en Algérie. Elle résidait chez nous, à Toulon où elle est décédée.
F.A : Les mariages entre chrétiens et musulmans sont plutôt inhabituels à cette époque. Dans quel contexte se sont connus vos grands-parents ?
F.B : Mon grand-père algérien, avait entrepris un long périple qui l'a conduit à la Mecque pour son pèlerinage. C'était vers 1915. Il s'est rendu ensuite en Turquie pour rencontrer son neveu qui était militaire dans l'armée française, armée qui combattait l'Empire ottoman. C'est ainsi qu'il a rencontré la famille de sa future femme, persécutée par les Turcs. Il leur a apporté son aide et a épousé leur fille, Marie. Ils ont eu un enfant, mon père, né en Turquie.
Peu de temps après ils ont été expulsés de Turquie. C'est ainsi que Marie Caramanian est allée vivre en Algérie, après avoir transité par Alexandrie. Elle est arrivée en France en 1945, dans le sillage de l'immigration algérienne. Elle a vécu la fin de sa vie à Toulon dans la famille musulmane de son mari, tout en continuant à pratiquer sa religion (elle fréquentait d'ailleurs l'église arménienne de Toulon qui n'existe plus aujourd'hui).
F.A : Quels sont vos rapports avec la communauté arménienne ?
F.B : Ce que j'ai connu dans mon enfance de la communauté arménienne, est étroitement lié à ma grand-mère et à sa pratique religieuse. Dans ma famille, on fêtait à la fois les fêtes chrétiennes et musulmanes. J'ai donc su très jeune que cela était possible. Aujourd’hui, lorsque je rencontre des membres de la communauté arménienne, descendants des rescapés, je sens que je fais aussi partie de cette histoire.
F.A : Votre grand-mère vous a t-elle appris l'arménien ?
F.B : Non, je ne parle pas l'arménien. Je communiquais avec ma grand-mère en arabe dialectal et en français. Les textes arméniens qui ont été transcrits dans le tome 3 du Petit Polio m'ont été communiqués par des amis arméniens. Si je ne les ai pas traduits en français, c'est entièrement volontaire. Je souhaitais ainsi montrer que ma grand-mère n'a à aucun moment oublié d'où elle venait car la seule chose qui lui restait de l'Arménie était sa foi. En conservant les mots véritables de ses prières j'évoque d'une certaine façon le mystère qu’elle représentait pour l’enfant que j’étais et je lui rends hommage sans la trahir.
Florence Gopikian-Yérémian, France-Arménie, numéro 223, Juin 2002