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A l’instar de la vie, l’œuvre d’Edgar Chahine développe de singuliers paradoxes. Fils d’un banquier de Constantinople, il transcende des scènes populaires au fil du cycle sombre de la « vie lamentable ». Graveur d’eaux-fortes, il privilégie tout aussi paradoxalement la couleur à « la poupée » tantôt franche tantôt vaporeuse, et de pittoresques scènes 1900, des forains du boulevard Clichy aux travaux du métro parisien, des marchandes des quatre saisons aux mondaines à souples boas. Ennemi de la théorie, ses cieux de Venise de 1923 ou sa restitution des marées de la Manche à Villers-sur-Mer en 1931 laissent néanmoins admirer une maîtrise absolue de l’abrégé, de l’ellipse et de l’abstraction. Primitivement attiré par les athlètes forains et pratiquant lui-même la lutte, il devient progressivement intime d’onctueuses modèles de peintres ou de comédiennes d’âges et d’horizons divers, et à ce titre expert de la psyché féminine. Voyez le contraste saisissant entre les portraits de la comédienne réaliste Louise France et celui de la gracile Mary Marquet relevant d’une main d’orfèvre. Au demeurant, ses subtiles effigies du mime Georges Wague ou du peintre Alfred Stevens ne révèlent-ils pas pleinement « l’anima » ou part féminine de l’homme chère à Carl-Gustav Jung ?
La vie. Tout simplement la vie. Avec ses hauts et ses bas, ses bonheurs et ses travers. La « vie lamentable » certes, mais aussi drôle, trépidante et irremplaçable. Sans doute le fil rouge de l’œuvre qui comprend plus de sourires, de rieuses et de personnes épanouies qu’on ne croit au premier abord. Quel meilleur compliment adresser à un artiste né à la veille d’un génocide de son peuple ?
Edgar Chahine se dit « élève de la rue ». En bon arménien, il l’observe d’un œil d’aigle, mais au fond, il est un badaud oriental. Il prend son temps et décèle des détails transparents au passant empressé. Il n’abandonne jamais un sujet avant d’en avoir examiné, à la loupe, toutes les potentialités. Illustrateur, il enlumine des éditions pour bibliophiles de Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Jules et Edmond de Goncourt, Joris-Karl Huysmans, Octave Mirbeau ou Colette. Animateur du mouvement arménophile via ses amis le poète Archag Tchobanian, le révérend père Vartabed Komitas, ou Anatole France qui tiendra à ce que l’édition de ses Œuvres complètes soit ornée d’un frontispice griffé Edgar Chahine. C’est pourquoi, en dépit des deuils successifs d’intimes, de l’incendie ou de l’inondation de ses ateliers, sa joie de vivre l’emporte toujours y compris sur le ressassement du génocide qui a conditionné l’œuvre de nombreux artistes arméniens.
Écrit par Benoît Noël en relation étroite avec Pierre Chahine, fils de l’artiste, ce livre est le premier à retracer la vie d’Edgar Chahine, pas à pas, les catalogues antérieurs ayant privilégié une approche thématique. Cet ouvrage cite notamment de larges extraits de la correspondance inédite d’Edgar Chahine avec Archag Tchobanian qui le premier a alerté Séverine, Henri Rochefort ou Anatole France sur les exactions du « Sultan rouge » en Arménie. Enfin, cet album d’art reproduit 160 œuvres ou photographies largement inédites relatives à la vie de Chahine et représentatives de tous les médiums employés par ce dernier : eau-forte, pointe-sèche, aquatinte, huile sur toile, tempera sur carton, pastel, lavis ou fusain…
Wanda Polat, fille du graveur Tigrane Polat, ami intime d'Edgar Chahine, signe la préface
Commentaire de Benoît NOËL, auteur du livre
"Personnellement, j’ai été happé par l’univers d’Edgar Chahine et son regard d’artiste. À première vue, on est séduit par le charme insidieux d’un monde disparu : les forains du boulevard de Clichy, les dîners des soupeuses Belle Époque, les traîne-la-guêtre des fortifs de Paris. Bref, des protagonistes à priori interlopes, mais saisis sur le vif par un regard sans condescendance, ni mépris et dénué d’ironie ou de cynisme, une curiosité de nos jours. Puis, une sincère sympathie, une empathie d’exception avec ses modèles toujours magnifiés m’a frappé. Notamment, la capacité d’Edgar Chahine à restituer la part féminine des hommes comme la sensibilité à fleur de peau du mime Georges Wague, le rapport d’Anatole France aux bibelots de son bureau ou la coquetterie vestimentaire de Gustave Flaubert. Parallèlement, j’ai relevé la progressive substitution de femmes épanouies, souriantes et rieuses, c’est-à-dire délivrées du fléau du pêché originel aux séductrices professionnelles du début de l’œuvre. En définitive, il me semble que l’énergie plastique mise dans son œuvre et le dynamisme pictural déployé nourrissent la force lui ayant permis de surmonter les épreuves de sa vie. C’est pourquoi, en dépit des affres du génocide arménien, de deuils multiples et précoces d’intimes, de l’incendie ou de l’inondation de ses ateliers, sa joie de vivre l’emporte toujours sur le fatum, une joie de vivre, plus que jamais salutaire pour notre époque."