Derrière les triples murailles du palais de Yildiz, à Constantinople, porte de l'Europe, le Sultan trame de noirs complots. Le sang coule sur la Corne d'Or. Le sang coule en Anatolie. Des comités secrets, les exilés politiques de Paris, les militaires de Salonique organisent la révolution. Mais l'aventure tournera mal : guerre dans les Balkans, au Caucase, terreur sur l'Empire ottoman.
1915. L'ordre d'anéantissement des Arméniens est donné. Ce qui avait des allures de conte, l'histoire du Sultan et des trois Pachas, se terminera en tragédie.
Bouleversant récit, riche en témoignages d'époque, du sort tragique du peuple arménien au sein de l'Empire ottoman de la fin XIXe au début du XXe siècles. En seulement 140 pages, l'auteur, fin connaisseur (bien sûr) de l'histoire et de la langue française, brosse les portraits des bourreaux du génocide et compare les événements politiques survenus en même temps dans différents pays européens. Cette démarche littéraire s'avère être la force du livre, puisque le lecteur participe presque involontairement à l'histoire racontée qui prend progressivement une tournure contemporaine. Formidable leçon à l'intention des futures générations. À lire et à offrir absolument.
Annie Pilibossian
Le Figaro-Magazine du 3 décembre 2005 lui a consacré une page entière "Videlier, papiers d'Arménie" :
Texte d'Etienne de Montivy
C’est un petit livre de 140 pages au titre doux comme un conte oriental. Il est sorti en librairie en novembre, ne prétendant à rien sauf à être lu et savouré. Ambition comblée, "Nuit turque" de Philippe Videlier est entre mille et une la plus enchanteresse de cet automne. Rien pourtant d'un orientalisme désuet, démarqué de Loti. Voici le récit érudit de dix ans de l'histoire de la Turquie, de la mort du sultan Abdùlhamid à l'installation de Mustafa Kemal. Entre-temps, la Turquie a connu un semblant de démocratie sous l'impulsion d'une nouvelle génération d'intellectuels, formés à Paris et à Salonique. Les Jeunes-Turcs avaient l'ambition de faire passer leur pays de l'ombre aux Lumières. Leur régime se soldera par le massacre d'un million d'Arméniens. Dur principe de réalité. Les Enver, Talaat, Djemal et autre Behaeddine Chakir n'étaient pas les aimables progressistes qu'annonçait l'université parisienne. Ils se comportèrent en parvenus du pouvoir : cupides, corrompus et, dans leur abominable entreprise, sanguinaires doublés d'hygiénistes. La nuit turque fut un cauchemar.
Il y a deux hommes en Philippe Videlier, M. Philippe et Dr. Videlier, l'écrivain de féerie et l'universitaire engagé. En publiant son récit, le premier n'envisage pas une seconde d'écrire un réquisitoire contre la Turquie. Ce fin lettré manie une langue élégante, parsemant ses phrases d'un humour de pince-sans-rire. Il écrit ses courts textes comme un joaillier qui monterait un bijou, avec le souci d'orner sans alourdir : « Il m'est revenu, lecteur fortuné, doué de bonnes manières, que dans le passé des âges et des moments, la Turquie avait mauvaise presse en Europe », etc. Voilà pour le versant littéraire.
Son combat pour l'histoire, Videlier le réserve à son alter ego : il est en effet chercheur au CNRS, spécialisé dans « la formation du monde moderne et ses populations ». Ce sujet d'études l'a conduit à travailler sur Décines, petite ville de la banlieue lyonnaise devenue un fief arménien depuis les années 20. « Grâce à la diaspora, Décines est connue dans le monde entier, explique-t-il. Nombre de réfugiés du génocide trouvèrent du travail dans des usines de soierie. »
Surprise : la première génération des rescapés n'avait qu'une obsession : s'établir, refaire sa vie. Pour cela, elle refusa de témoigner. Résultat : un voile de silence s'abattit sur cette histoire tragique.
Les archives, elles, font le bonheur de ce Rouletabille de la mémoire : des heures passées dans des fonds de lettres, de photos, de documents administratifs pour coller au mieux à la réalité et à la vie. Ainsi Videlier raconte-t-il avec fièvre ses efforts pour retrouver le fameux film, en VO, "Ravished Armenia", réalisé à Hollywood vers 1919 avec, à l'affiche, l'actrice Aurora Mardiganian, rescapée du génocide : il en trouva une copie en Amérique latine qu'il se fit poster en France et qu'il regarda en compagnie d'une amie arménienne pour qu'elle lui traduise les dialogues. Toute cette énergie, uniquement pour explorer ce film oublié qui avait provoqué l'incroyable lettre au préfet. En romancier scrupuleux, Videlier ne laisse rien au hasard : tout est vrai, sauf...
C'est souvent d'un détail que naît l'idée d'une nouvelle ou d'un roman. Ce principe guidait son premier recueil, le "Jardin de Bakounine". On le retrouve dans "Nuit turque". Sinon, comment expliquer le développement de l'auteur sur l'étonnante aversion des Jeunes-Turcs pour les chiens qui les conduisit à perpétrer le massacre des meilleurs amis de l'homme, annonçant leur politique d'extermination ? C'est la même obsession « hygiéniste » qui guide le bourreau. Le récit fourmille de ces petits faits vrais, dates et chiffres, qui sont autant de détonateurs parsemés dans une histoire explosive.
Des obsèques officielles pour les bourreaux
Pour être juste, il faudrait citer les seconds rôles de cette courte histoire aux dimensions d'un continent. Ce sont eux qui en font le relief : il y a John Reed envoyé par le Metropolitan Magazine et qui, au lieu de profiter des plaisirs de la ville et des subsides du régime, comme la plupart de ses confrères, cassa le morceau. Il y a encore l'ambassadeur Morgenthau qui tenta de raisonner les criminels, et le colonel Lawrence qui à l'époque avait des fourmis dans les jambes et errait dans tout le Proche-Orient à la poursuite de son destin. Celui-ci aurait pu se jouer près du Bosphore... Et encore ces trois jeunes Arméniens que l'on suit de loin en loin au cours du récit. Peut-être sont-ils les véritables héros de Nuit turque ?
Toutefois il serait exagéré d'enfermer Videlier dans le rôle d'un professeur Nimbus rivé à un rétroviseur. Pour lui, le génocide arménien est une affaire qui concerne l'Europe d'aujourd'hui. Le saviez-vous ? La faculté de médecine d'Istanbul demande le rapatriement des restes de Behaeddine Chakir, l'idéologue du génocide, pour lui faire des obsèques officielles. « Imagine-t-on l'Allemagne demander au Brésil la dépouille de Mengele ? » Et encore ceci : le ministère de l'Environnement turc vient de débaptiser certains animaux sauvages, Ovis Armeniana, Capreolus Armenus. Il paraît que leur « arménité » contreviendrait à la sécurité de l'Etat.
Ces informations, qu'il a publiées dans la presse française, lui ont valu de devenir l'une des bêtes noires du gouvernement d'Ankara. Il y a quelques années, alors qu'il était sur le point de prononcer une communication à Min-neapolis, il fut abordé par une envoyée du consulat de Turquie qui lui signifia en termes aussi aimables que menaçants combien de tels travaux agaçaient son pays. Tête de Turc d'Istanbul ? L'écrivain accepte l'invective comme d'autres les prix littéraires.