L'horreur d'Auschwitz n'est pas d'essence extra-terrestre mais constitue une synthèse paroxystique de différents éléments que l'on retrouve tout au long du XXe siècle.
Dans Le siècle des génocides, Bernard Bruneteau montre la continuité et la parenté entre tous les génocides et crimes contre l'humanité qui ont débuté à l'époque coloniale et se sont poursuivis jusqu'à nous, au Rwanda.
Une lecture douloureuse qui nous éclaire sur ce siècle de fer et de sang.
Le concept de génocide
L'Histoire récente et les textes anciens, dont la Bible, abondent de récits d'extermination. Faut-il pour autant tout mettre dans le même sac, génocides, massacres de masse, exterminations de populations entières, crimes de guerre,... ?
Pour prévenir toute confusion, Bernard Bruneteau rappelle l'importance d'une définition rigoureuse du concept de génocide (*).
Le Tribunal militaire international de Nuremberg, qui a jugé les criminels nazis, a invoqué à leur propos l'incrimination de «crime contre l'humanité». C'était la première utilisation de ce concept depuis... Robespierre.
L'accord de Londres du 8 août 1945, qui établit les statuts du Tribunal, le définit de façon évasive comme «l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux».
C'est seulement un peu plus tard, lors de la première session de l'Assemblée générale des Nations Unies, le 11 décembre 1946, qu'est défini le concept de «génocide». Il est défini par la résolution 96 comme «un déni du droit à la vie des groupes humains», que ces «groupes raciaux, religieux, politiques et autres, aient été détruits entièrement ou en partie».
L'allusion au fait politique déplaît à l'URSS qui a beaucoup à se reprocher en ce domaine. Aussi la définition est-elle édulcorée dans l'article II de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 qui définit comme génocide «des actes commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel».
L'exclusion du fait politique fait encore débat parmi les spécialistes, ainsi que le souligne Bernard Bruneteau, car elle conduit à exclure par exemple le massacre des Hutus modérés du génocide des Tutsis en 1994 et elle fait fi d'un constat évident : «les génocides commis contre des groupes raciaux, ethniques ou religieux le sont toujours à la suite de conflits et à partir de considérations idéologico-politiques».
L'auteur met en garde contre une double dérive :
– la première, ultra-restrictive, voit dans l'Holocauste (l'extermination des Juifs) le seul véritable génocide ; elle établit par exemple une différence entre la prétendue «rationalité» des crimes staliniens, commis au nom d'un idéal honorable, et l'absolue «irrationalité» des crimes nazis,
la seconde, extensive, conduit à qualifier de génocide tous les méfaits commis par les Occidentaux et les autres, au risque d'enlever toute pertinence au concept.
Aux origines de la violence du XXe siècle
«À titre rétrospectif, le XXe siècle peut s'assimiler au règne de la violence paroxystique», rappelle Bernard Bruneteau.
Mais le surgissement de cette violence a été préparé par des éléments du siècle précédent : «L'ère impérialiste qui voit la nouvelle pensée raciste justifier un expansionnisme colonial sanglant inaugure en effet les massacres administratifs ; la guerre de 1914 qui combine animalisation de l'ennemi, violence extrême et mort de masse débouche par ailleurs sur la brutalisation des sociétés européennes».
L'auteur revient bien évidemment sur les massacres liés aux conquêtes coloniales, en Algérie, en Afrique noire, en Australie,... sans parler des guerres indiennes livrées par les Étasuniens aux premiers habitants de leur pays.
«Si la majorité des massacres de l'ère coloniale ne relèvent pas de la stricte catégorie du génocide», note Bernard Bruneteau, «l'indifférence dans laquelle ils se déroulèrent ne se sépare pas toutefois d'une forme d'idéologie, et qui plus est à visée universaliste»... C'est au nom du «peuple souverain» que des États comme la France ont entrepris de soumettre les peuples non européens.
Les guerres coloniales ont été justifiées en invoquant le darwinisme social, excroissance monstrueuse de la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin, et la vocation des «races supérieures» à dominer les autres.
Le succès de ce genre de théorie a été rendu possible par la sécularisation des sociétés européennes et l'affaiblissement de la morale chrétienne, avec pour conséquences le rejet de la compassion en politique et la désacralisation de l'être humain.
La Grande Guerre de 1914-1918, en atteignant un seuil de violence sans précédent, a également contribué à chambouler les consciences. «Lieu de l'hécatombe et de la terreur la plus insupportable, la bataille des années 1914-1918 a rendu banale la disparition de millions d'hommes, faisant accepter par exemple que la moitié des morts de la guerre n'aient pas de sépulture. Le consentement à la mort de masse est indissociable de la désacralisation subite de la vie humaine», note Bernard Bruneteau.
Ces préambules permettent à l'auteur de dérouler le fil des événements tragiques qui ont jalonné le XXe siècle, du massacre des Arméniens à celui des Tutsis, en passant par les liquidations de masse en URSS, la Shoah et le génocide cambodgien.
André Larané