1985. Famine en Ethiopie. De nombreux "humanitaires" sont envoyés pour porter secours aux populations ; un petit groupe d'entre eux décide de passer par l'Érythrée et débarque à Asmara. Cette ancienne capitale coloniale italienne, intacte et nostalgique, isolée par la guerre qui ravage les hauts plateaux arides environnants, fourmille d'intrigues de toutes sortes. Dans ce cadre baroque et somptueux, de vieux Italiens, ensablés là depuis les années fascistes, se mêlent aux figures indigènes les plus étonnantes.
Hilarion Grigorian, le narrateur, est l'une d'entre elles. Arménien d'Afrique, né avec le siècle, il observe la rencontre improbable de cette jeunesse d'Europe avec un pays où la beauté des femmes, la force des paysages, le mystère des magiciens brisent toutes les certitudes. Grâce à lui nous est restituée avec un humour tendre et cruel l'aventure de cette mission, avec ses obstacles, ses victoires, jusqu'au piège final qui lui est tendu.
Orphelins des idéologies et des grandes causes à défendre, les humanitaires sont pour la première fois mis en scène de l'intérieur sans les clichés qui encombrent leur légende. Ils nous révèlent leurs destins individuels, leurs amours, leurs faiblesses et les dilemmes profonds de leur action.
Critique
Apres "L'Abyssin" (Gallimard, 1997) - vendu à 300 000 exemplaires et traduit en dix-neuf langues, roman historique plein d'allant couronné par le Goncourt des Lycéens et le prix Méditerranée - et "Sauver Ispahan" (Gallimard, 1998) Jean-Christophe Rufin publie "Les Causes perdues". Né en 1952, au centre "géographique" - de la France, il est attiré par la philo... . et se tourne vers la médecine: " Je n'avais pas envie fondamentalement de faire ça, mais je voulais mon indépendance. Médecine, ce sont des études longues mais professionnelles, et je cherchais un boulot, pas un diplôme." Reçu du premier coup à l'internat à vingt-trois ans, il se retrouve à l'hôpital Rothschild, en salle commune, trente malades, des paravents "Démerde-toi".
L'année suivante, en 1976, il part comme coopérant en Tunisie, choisit la neurologie comme spécialité et finit... en maternité "une boucherie". Choc culturel. II apprend l'arabe et commence à s'intéresser à autre chose. Un an plus tard, il prend contact avec Médecins sans frontières." Kouchner, Emmanuelli, c'était déjà une autre génération, celle du Vietnam, de l'engagement communiste. Moi, je n'ai jamais été militant, ce qui m'intéressait dans l'humanitaire, c'était plutôt la situation internationale, le sous-développement Le climat était tendu à MSF; je suis tout de suite parti en mission. Dans ces années 1975-1980, c'était la corne de l'Afrique, l'Ethiopie, I'Erythrée, l'Afrique australe, le Nicaragua, I'Afghanistan, le Cambodge... Quand Claude Malhuret, qui était président de MSF, a été nommé secrétaire d'Etat aux droits de l'homme par le gouvernement Chirac, en 1986, il a été répudié par MSF; pour moi, c'était difficile à comprendre. De toute façon, la politique française ne m'intéresse pas, il me semble que ce qui compte, c'est qu'il y a des choses à voir, qu'il faut se donner des expériences de vie, j'ai donc rejoint Malhuret. Toute idée de carrière était finie, et, comme médecin, j'ai vraiment toujours fait le service minimal. Ensuite, j'ai été attaché culturel dans le Nordeste brésilien."
II y reste deux ans, apprend encore une langue, et, après "Le Piège humanitaire", publié en 1986 (J.-C. Lattès), il rédige "L'Empire et les Nouveaux Barbares" (J.-C. Lattès, 1991). De retour en France, il revient à MSF et devient, au côté de Rony Brauman, vice-président du conseil d'administration. Quand Brauman s'en va, en 1994, il aurait pu théoriquement prendre sa place, mais s'il a toujours été fidèle à MSF, il s'est aussi senti étranger aux "apparatchik". "Sentant que ca allait mal se passer ", il accepte la proposition de François Léotard de se charger des opérations de maintien de la paix: " J'y suis allé par gourmandise. " II effectue des missions de terrain en Bosnie pendant la guerre - " la dimension humano-militaire m'intéresse"- et s'occupe aussi de Svlata, " la gamine qui avait écrit son journal C'était à l'évidence un coup médiatique, mais, même si cela ne fait pas plaisir, je suis persuadé que ce journal a eu un impact>". Puis il suit les négociations pour la libération des otages: " Quand j'ai ramené les "onze" de Bosnie, on m'a dit qu'il ne fallait pas qu'on me voie. Cela montre le fonctionnement de l'Etat... "
II se retrouve alors sans projets et écrit - en même temps "L'Abyssin" et "Les Causes perdues": " Le roman permet de rendre compte d'une réalité humaine, ce que l'on ne peut faire dans un essai plus schématique, plus simplificateur. " Les Causes perdues a pour thème l'engagement mais aussi le désenchantement: "Il faut rompre avec les images d'Epinal. Ces jeunes font l'expérience de l'humanitaire - qui est une sorte de passion amoureuse - et se rendent compte que c'est une activité nécessaire mais insatisfaisante, qui ne tient pas toutes ses promesses. Par exemple, l'idée qu'il y a d'un côté les victimes, de l'autre les sauveteurs, saute en éclats sous la pression des manipulations politiques. Derrière les justifications idéologiques, il y a des passions. Ce sont toujours ceux qui viennent pour la gloire qui finissent par tomber amoureux... " Ses héros sont "dansé l'humanitaire et font " le bien faute de mieux" parce qu'ils fuient ou sont en quête de quelque chose, observés par un narrateur astucieux, solitaire et vaguement pervers comme peuvent l'être les vieillards qui en ont trop vu et qui ne cherchent plus qu'à se distraire. Ils tombent dans tous les pièges, dans toutes les compromissions, tous les abandons. Rédigé très vite, éLes Causes perduesé pêche un peu par excès de facilité, comme chez les élèves trop brillants, et le style s'en ressent. Mais, " homme venu d'ailleurs qui a le droit d'écrire", Jean-Christophe Rufin a des " semelles de vent", d'écrivain pour poursuivre sa quête d'harmonie en plusieurs vies.
Martine Silber, Le Monde, daté 1er octobre 1999